"L’Enlèvement d’Europe" et "Pasiphaé" - Poèmes

Inspiré par les Métamorphoses d’Ovide, André Chénier a mis en vers par trois fois la légende d’Europe, fille d'Agénor, roi de Tyr (une ville de Phénicie, dans l’actuel Liban), enlevée par Zeus-Jupiter, roi des dieux de l’Olympe. Dans notre poème, Jupiter, soudainement très attiré par la jeune princesse qu’il a aperçue sur une plage en train de ramasser des fleurs, s’est transformé en un taureau blanc de toute beauté afin d’attirer son attention.

L’Enlèvement d’Europe

[…]
Il s’avance à pas lents trouver la jeune reine.
Sur ses pieds délicats sa langue se promène.
Europe, de sa bouche, en le voyant si beau,
Vient essuyer l’écume, et baise1 le taureau.
5 Il mugit doucement : la flûte de Lydie2
Chante une moins suave et tendre mélodie.
Il s’incline à ses pieds ; tient sur elle les yeux,
Lui montre la beauté de son flanc spacieux ;
Soudain : « Venez, venez, ô mes chères compagnes,
10 Dit-elle, de nos jeux égayons ces campagnes ;
Sur ce taureau si doux nous allons nous asseoir ;
Son large dos pourra toutes nous recevoir,
Toutes nous emporter, comme un vaste navire.
C’est un esprit humain qui sans doute l’inspire.
15 Nul autre ne s’est vu qui pût lui ressembler.
Il lui manque une voix. Il voudrait nous parler. »
Elle dit et s’assied. La troupe à l’instant même
Vient ; mais se relevant sous le fardeau qu’il aime
Le Dieu fuit vers la mer. L’imprudente soudain
20 Les appelle à grands cris, pleure, leur tend la main ;
Elles courent ; mais lui, qui de loin les devance,
Comme un léger dauphin dans les ondes s’élance.
En foule, sur les flancs de leurs monstres nageurs,
Les filles de Nérée3 autour des voyageurs
25 Sortent. Le roi des eaux, calmant la vague amère,
Fraye, agile pilote, une voie à son frère ;
D’hyménée4, auprès d’eux, les humides Tritons5
Sur leurs conques d’azur répètent les chansons.
Sur le front du taureau la belle palpitante
30 S’appuie, et l’autre main tient sa robe flottante
Qu’à bonds impétueux souillerait l’eau des mers.
Autour d’elle son voile épandu dans les airs,
Comme le lin qui pousse une nef passagère,
S’enfle, et sur son amant la soutient plus légère.
35 Mais, dès que nul rivage à son timide effroi,
Nul mont ne s’offrit plus, qu’elle n’eût devant soi
Rien qu’une mer immense et le ciel sur sa tête,
Promenant autour d’elle une vue inquiète :
« Dieu taureau, quel es-tu ? Parle, taureau trompeur,
40 Où me vas-tu porter ? N’en as-tu point de peur
De ces flots ? Car ces flots aux poupes vagabondes
Cèdent ; mais les troupeaux craignent les mers profondes.
Où sera la pâture, et l’eau douce pour toi ?
Es-tu Dieu ? Mais des Dieux que ne suis-tu la loi ?
45 La terre aux dauphins, l’onde aux taureaux est fermée.
Mais toi seul sur la terre et sur l’onde animée
Cours. Tes pieds sont la rame ouvrant le sein des mers
Et bientôt des oiseaux peut-être dans les airs
Iras-tu joindre aussi la volante famille
50 Ô palais de mon père ! Ô malheureuse fille,
Qui pour tenter sur l’onde un voyage nouveau,
Seule, errante, ai suivi ce perfide taureau !
Et toi, maître des flots, favorise ma route !
Mon invisible appui se montrera sans doute ;
55 Sans doute ce n’est pas sans un pouvoir divin,
Que s’aplanit sous moi cet humide chemin. »
Elle dit. A ces mots, pour la tirer de peine,
Du quadrupède amant sort une voix humaine.
« Ô vierge, ne crains point les fureurs de la mer ;
60 Dans ce taureau nageur tu presses Jupiter.
Je me choisis en maître une forme, un visage.
Mon amour, ta beauté m’ont sous ce corps sauvage
Fait mesurer des flots cet empire inconstant.
La Crète, île fameuse, est le bord qui t’attend.
65 Il m’a nourri moi-même. Et là, ta destinée
Te promet de grands rois, fils de notre hyménée. »
Il dit : le bord paraît. Les Heures6, en ce lieu,
Ont préparé son lit. Il se relève Dieu,
Détache la ceinture à la belle étrangère,
70 Et la Vierge en ses bras devient épouse et mère.

 

Pasiphaé, femme de Minos, roi de Crête et fils de Jupiter et Europe, est en proie à un amour contre-nature pour un taureau. C’est de l’union avec ce taureau que naît le Minotaure, monstre fabuleux à corps d’homme et à tête de taureau. Dans le poème que lui consacre André Chénier, sa passion la pousse à commettre un geste terrible.

Pasiphaé

Tu gémis sur l’Ida7, mourante, échevelée,
Ô reine ! ô de Minos épouse désolée !
Heureuse si jamais, dans ses riches travaux,
Cérès n’eût pour le joug élevé des troupeaux !8
5 Tu voles épier sous quelle yeuse9 obscure,
Tranquille, il ruminait son antique pâture ;
Quel lit de fleurs reçut ses membres nonchalants
Quelle onde a ranimé l’albâtre de ses flancs.
Ô nymphes, entourez, fermez, nymphes de Crète,
10 De ces vallons fermez, entourez la retraite10.
Oh ! craignez que vers lui des vestiges épars11
Ne viennent à guider ses pas et ses regards.
Insensée, à travers ronces, forêts, montagnes,
Elle court. Ô fureur ! dans les vertes campagnes,
15 Une belle génisse à son superbe amant
Adressait devant elle un doux mugissement.
La perfide mourra ; Jupiter la demande12.
Elle-même à son front attache la guirlande13,
L’entraine, et sur l’autel prenant le fer vengeur :
20 « Sois belle maintenant, et plais à mon vainqueur. »
Elle frappe. Et sa haine, à la flamme lustrale14,
Rit de voir palpiter le cœur de sa rivale.

1. Baise : embrasse.
2. Lydie : région de l'actuelle Turquie notamment célèbre pour son dernier roi, Crésus.
3. Les filles de Nérée : les Néréides sont des nymphes marines, filles du dieu marin Nérée avec qui elles vivaient au fond de la mer Egée.
4. Hyménée : chant nuptial.
5. Tritons : Triton est un dieu marin, fils d'Amphitrite et de Poséidon, dont l'attribut est la conque recourbée (une coquille de mollusque servant d'instrument à vent).
6. Les Heures : dans la mythologie grecque, les Heures sont une personnification de la division du temps, de l’aube à la nuit tombée. Elles symbolisent l’ordre naturel et la succession des saisons. Ces divinités des saisons étaient au service des dieux et spécialement de Vénus-Aphrodite. Ici le poète laisse entendre que la nature se fait complice de Zeus.
7. Ida : chaîne de montagnes au pied de laquelle se trouvait la ville de Troie.
8. Vers 3-4 : Pasiphaé aurait été heureuse si Cérès, la déesse romaine des moissons et de la fertilité, n’avait pas permis l’existence des troupeaux. Ainsi, Pasiphaé ne serait jamais tombée amoureuse d’un taureau.
9. Yeuse : chêne vert.
10. Vers 9-10 : Pasiphaé demande aux nymphes d’entourer et fermer les vallons qui servent de retraite au taureau envoyé par Poséidon à Minos.
11. Vestiges épars : le mot vestige surprend ici ; il s’agit sans doute d’un emprunt au poète latin Virgile à entendre comme l’ensemble des génisses susceptibles d’attirer l’attention du taureau dont est éprise Pasiphaé.
12. Jupiter la demande : cet hémistiche fait entendre les pensées de Pasiphaé et sans doute, dans un procédé proche du discours indirect libre, les paroles adressées par elle à sa rivale pour l’attirer à l’autel et la sacrifier.
13. Guirlande : le mot désigne vraisemblablement le joug placé au cou de la vache pour la faire se déplacer.
14. Lustrale : qui sert à purifier.

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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